Joyce, le roman et le labyrinthe

Dans «Ulysse», Joyce fait de Dublin un labyrinthe mythique où se perd l’homme moderne. Entre exil et révélation, «Ulysse» raconte l’errance d’un esprit prisonnier du temps et du langage, transformant la ville en miroir total du monde et le roman en son ultime métamorphose.

Joyce, le roman et le labyrinthe
Photographie d’un exemplaire de la première édition, premier tirage du livre Ulysse de James Joyce, publié à Paris par Shakespeare and Company en 1922. Exemplaire n°302 d’un tirage limité à 1000 exemplaires numérotés, conservé à la Bibliothèque d’État de Nouvelle-Galles du Sud. Wikimedia

Relation d’une dérive dans la cité de Dublin, l’Ulysse de Joyce est le roman de la condition labyrinthique (« dédalique ») de l’individu moderne. Aussi son protagoniste se nomme-t-il « Dedalus » : celui qui a construit le labyrinthe (le livre), celui qui s’y est perdu (la ville), celui enfin qui s’en est enfui (d’Irlande).

Nous suivons le jeune Stephen en son parcours initiatique en cette nouvelle Babylone, en cette Babel moderne construite à l’occident du monde qu’est la cité de Dublin. Les vieux mythes s’y retrouvent, mais brouillés et s’interpénétrant : Stephen est donc Dédale, mais il est aussi Télémaque parti à la recherche du père Bloom-Ulysse. Il est encore Icare et Thésée, OEdipe et saint Étienne. Située à l’extrême couchant des terres, sur les bords du monde occidental après lesquels il n’est plus de terre, seulement des îles fabuleuses qu’entoure un noir océan, Dublin sera le centre névralgique de la mythologie joycienne et le vrai sujet de tous ses livres – à tel point que l’auteur a pu se vanter que si un jour la ville était rayée de la carte par quelque cataclysme, on pourrait la reconstruire rue par rue grâce à ses romans. Il y a là l’exemple, sans doute unique dans toute la littérature, d’un devenir-ville d’un livre et aussi bien d’un devenir-livre d’une ville. Ayant quitté Dublin dès la fin de son adolescence pour mener une existence errante sur le continent européen, Joyce ne cessera d’en écrire, reconstruisant sur le papier une autre Dublin à la fois mythique et réelle, chérie et détestée, regrettée et repoussée. Tout se passe comme si l’auteur de Ulysse n’avait quitté la capitale irlandaise, n’avait choisi cet exil européen que pour, dans cette distance, en mieux parler. Dublin est certes le labyrinthe d’où le jeune Dedalus, à force d’ingéniosité, a su s’échapper; mais elle est aussi la figure du paradis terrestre, le centre mystique d’où Joyce a été expulsé après avoir commis la faute. Dans la mythologie personnelle de Joyce les deux légendes s’interpénètrent : le dear dirty Dublin est à la fois l’enfer de Dante et l’Éden d’Adam – ville double donc, et focalisant sur elle un double sentiment fait de détestation et de fascination. On peut affirmer sans grand risque de se tromper que toute l’oeuvre de Joyce est née de cette ambiguïté : car si ce sentiment n’avait été que de détestation, Joyce n’aurait pas ainsi parlé sans cesse de sa ville ; et s’il n’avait été que de fascination, il serait revenu y habiter, ou même ne l’aurait jamais quittée. L’exil joycien (et l’œuvre qu’il génère) consiste en cette distance ambiguë par rapport à la cité perdue de l’autre côté de l’horizon: éloignement spatial, proximité littéraire.

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