Un visiteur (pressé) à Moscou

Jacques Sapir fait son retour en Russie pour une mission académique : un voyage éclair qui révèle une société sûre d’elle et un pays transformé. De Moscou à l’Académie des Sciences, ce voyage express offre un aperçu d’une Russie dynamique et d’une relation avec l’Europe qui se délite sous nos yeux.

Un visiteur (pressé) à Moscou
Photo by Alexander Smagin / Unsplash

C’est mon retour en Russie, après mon accident respiratoire d’avril 2024, accident qui m’avait empêché de prendre l’avion pendant plus d’un an. J’y retourne en tant que membre étranger de l’Académie des Sciences. Voyage éclair : une réunion de prestige et une réunion de travail avec mes collègues russes de l’Institut des Prévisions Économiques. Alors, voilà, quelques lignes d’atmosphère[1], sans aucune prétention scientifique, pour le plaisir, et aussi pour donner la jaunisse à tous les pisse-froid et les moulins à mensonge que l’on ne voit que trop sur nos télévisions.

Le voyage
Le vol Paris-Istamboul se passe à dormir. Avec le changement à Istamboul, le réveil est à 4h00 pour un décollage à 7h00. Que les ministres des affaires étrangères qui ont interdit les vols directs Paris-Moscou, offrant une magnifique rente de monopole à la Turkish Airlines, aillent rôtir en enfer ou finir en kebab…

Pendant l’escale à Istamboul, petit choc des cultures.

Des touristes anglo-saxonnes, couvertes de piercing, aux cheveux multicolores, croisent des familles (à quatre femmes) venues du Golfe en tenue islamique blanche complète, y compris les filles de 5 à 6 ans. Des japonaises menues, juchées sur des talons de 25 cm, brandissant de menaçantes perches à selfie, croisent des femmes-fantômes venues d’Afghanistan et à destination du Golfe ou de La Mecque. A la table d’à côté de celle où je prends un long café, Rastapopoulos discute avec trois autres acolytes tandis que trois anglais très dignes parlent de fonds d’investissement avec un petit nuage de pluie au-dessus de la tête en attendant leur correspondance pour Londres. La Grande-Bretagne, quoi qu’elle en dise, n’a pas tout à fait abandonné ses ambitions « East of Suez »….

Un autre choc m’attend alors que je suis dans la file pour embarquer dans le vol pour Moscou. Les quelques 300 passagers parlent majoritairement russe. Mais pas que ; il y a des turcs qui vont travailler en Russie, des malais et indonésiens ou émiratis qui voyagent pour le tourisme ou les « affaires ». Des visages bien sérieux ; on parle doucement et les enfants obéissent sans crier ; on obéit strictement aux consignes.

Les russes constituent eux-mêmes un bloc assez bigarré. Un beau kaléidoscope de visages, du blond, du brun, du quasi-nordique au teint à des visages asiatiques, avec du caucasien (du vrai !) bien noiraud au milieu. Cette diversité que je côtoie depuis 1988, qui est la Russie réelle, pas celle des fantasmes à deux balles de nos identitaires, unie par la langue (peu d’accents), les habitudes, les comportements, et surtout par cette volonté inébranlable de donner à la Russie le futur qu’elle mérite.

Quelques jeunes qui sont allés faire la fête à Dubaï ou en Égypte, déjà un peu éméchés (il est 13h50 à l’heure d’Istamboul), d’autres qui sont partis pour des vacances sportives. Ah, les palmes et tuba en sacs que l’on vous balance dans la figure avec un « pojalyista » (s’il vous plait) ou un « prastitie » (oh, pardon) bien sonore…Beaucoup de tags aux couleurs de la Russie sur les blousons ; on affiche sa nationalité avec fierté. Quelques visages marqués, durs sous les rires, avec des carrures impressionnantes. Des anciens engagés, vétérans du front ? Ils partent vers l’arrière de la cabine avant que j’aie la possibilité de leur parler. J’en aurai confirmation pendant le voyage quand j’irai moi aussi vers l’arrière de l’avion. Deux qui veulent repartir comme volontaires ; l’ennemi craque disent-ils, il ne faut pas manquer ça…Les fêtards, eux, m’offriront, une heure avant l’atterrissage, de la vodka achetée dans les échoppes de l’aéroport dans des verres en carton de la Turkish Airlines, « pour fêter votre retour en Russie »…

Des « ménagères de cinquante ans » version russe, plutôt friquées, revenant d’une séance de shopping à Abu Dhabi ou Dubaï, parlant fort, les bras encombrés de sacs, paquets et autres. Réminiscence du livre « Nash za granitsu » (les Nôtres à l’étranger) que j’avais lu (en russe) dans mon adolescence. Les russes et leurs bagages, c’est tout une tradition (que j’ai vécu en famille par ailleurs…).

Là aussi, on affiche son « patriotisme » : l’une d’elle arbore fièrement un t-shirt à l’effigie du chanteur Shaman, très proche du pouvoir, très nationaliste. Ses ongles (faux) sont aux couleurs de la Russie. Sa copine exhibe l’aigle à deux têtes et aux trois couronnes sur l’avant-bras.

Dans tout cela, des familles « normales » chargées d’enfants, revenant de vacances prises sans doute en Égypte ou en Turquie, avec la grand-mère pour s’occuper des moufflets et décharger les parents des taches de garderie. Parce que des enfants en bas âge, de 3 à 8 ans, il y en a plein l’avion. Ça pleurera un peu, au décollage et à l’atterrissage, mais en attendant ça joue, sagement où pas. Et quand la baba siffle la fin de la récréation, ça obéit, et deux fois plutôt qu’une !

Pas l’air de la classe moyenne mais avec de l’argent, quand même. On sent qu’une partie de la société s’est enrichie avec la guerre. La forte hausse du salaire réel est bien là, et les russes en profitent. Et deux ou trois figures de modes qui vont se refaire une beauté aux toilettes, milieu de la vingtaine, habillées avec recherche et un gout réel, l’air hautain. Plus rien à voir avec la poule pour oligarques des années 1990, même si je les soupçonne de faire le même métier…

Au milieu de tout cela, des chinois énigmatiques (ou simplement fatigués), des touristes américains, visiblement des « liberals », des gens de gauche quoi mais à la sauce américaine, tout excités par le fait de visiter la Russie, qu’ils appellent URSS une fois sur deux, et qui regardent cette population comme s’ils découvraient l’Amérique…Ils me repèrent, j’ai fait la bêtise de prendre un journal américain à Istamboul. Ils engagent la conversation ; un peu inquiet des contrôles de douane à l’arrivée. Je leur dis que c’est routinier, mais parfois un peu long. Ils sont réellement surpris de me voir engager la conversation en russe avec d’autres passagers. Je frime, mais, misère, qu’est-ce que mon russe est rouillé…

 

Moscou - jour 1

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