La crise de l’école, une crise de la République

L’Éducation nationale s’effondre, et ce n’est pas un accident. Derrière le malaise enseignant, un choix politique : sacrifier l’école comme creuset de la citoyenneté au profit d’une machine à produire des « employables ». Quand l’école souffre, c’est la République qu’on abandonne.

La crise de l’école, une crise de la République
« Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance. »
Robert Orben, Current Comedy, 1974

État des lieux du désastre
Les suicides au sein de l’Éducation nationale révèlent une réalité alarmante et une opacité persistante de la part de l’institution. Depuis le choc de l’année scolaire 2018-2019, où le ministère avait officiellement recensé 58 suicides de personnels (21 femmes et 37 hommes, un chiffre historiquement élevé pour une communication officielle), la situation ne semble pas s’être apaisée, même si les chiffres sont désormais cachés. Les données accessibles les plus récentes, collectées au cours de l’année scolaire 2024-2025, font état de foyers de crise locaux d’une gravité inédite. Dans la seule académie de Normandie, les organisations syndicales ont lancé une alerte majeure en recensant 9 suicides et 3 tentatives de passage à l’acte suicidaire entre juin 2024 et janvier 2025. Cette concentration de drames sur une période si courte souligne une dégradation critique de la santé mentale au travail.

Le débat fait rage sur la fiabilité des statistiques : l’administration tend à minimiser l’imputation au service (le lien direct avec le travail), isolant souvent ces actes comme relevant de la sphère privée. L’association HelpEN (fondée en 2024 pour lutter contre le harcèlement moral au sein de l’Éducation nationale) fait, elle, valoir une estimation bien plus lourde, évaluant à environ 400 le nombre de suicides annuels parmi les enseignants et personnels éducatifs (soit plus d’une personne par jour ; un chiffre crédible rapporté aux 1,21 million d’agents de l’Éducation nationale).

« Nous avons réalisé cette estimation en appliquant au personnel de l’Éducation nationale le taux de suicide pour raisons professionnelles national. » - Guillaume Delaby, président de l’association HelpEN

Mais au-delà de ces drames ultimes, c’est l’ensemble de la profession qui affiche des indicateurs alarmants. D’après les enquêtes de terrain, la dégradation des conditions de travail est massive.
Selon l’enquête du SNES-FSU de novembre 2019, 80 % des professeurs de lycée déclaraient être débordés plusieurs fois par semaine, et 91 % estimaient que leur métier change profondément. L’enquête TALIS 2018 révélait que 93 % des enseignants français considèrent que leur profession n’est pas valorisée par la société (un record européen).

Plus récemment, l’enquête TALIS 2024 montre que la satisfaction globale au travail des enseignants français a chuté de 5 points en six ans, tandis que la satisfaction à l’égard des conditions de travail a chuté de 21 points, la plus forte baisse observée parmi les pays participants. Quant aux arrêts maladie, la Cour des comptes indique dans son rapport de décembre 2025 qu’ils ont augmenté de 41 % entre 2018-2019 et 2023-2024, tandis que les temps partiels thérapeutiques ont bondi de 250 % sur la même période.
L’enquête de 2023 sur les chefs d’établissement révèle que 42 % d’entre eux se déclarent insatisfaits du climat scolaire dans leur collège ou lycée, contre seulement 17 % dix ans plus tôt.

Ces chiffres dessinent le portrait d’une profession en voie d’effondrement silencieux, où la dégradation des conditions de travail n’est plus l’exception mais la norme, et où l’institution, faute de données qu’elle refuse de produire, peut encore feindre de l’ignorer.
Pourtant, on sait qu’en 2024, 18 % des enseignants français déclarent ressentir un stress important (ils étaient 11 % en 2018).

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Témoignages d’une profession à bout

Frédérique Labaye, du SNES-FSU, témoigne d’une évolution récente : « pendant longtemps, on a pensé qu’il était indécent de se plaindre de la pénibilité de notre métier. L’enseignement était assimilé à une activité purement intellectuelle, la culture de la santé au travail n’existait pas. Depuis une dizaine d’années, les langues se délient. » L’usure morale se traduit par une « impression de ne pas y arriver », un « sentiment de dévalorisation professionnelle », la sensation d’une tâche qui ressemble à un « puits sans fond ».

Les sociologues Françoise Lantheaume et Christophe Hélou (La souffrance des enseignants, PUF, 2008) montrent que les difficultés à continuer de « bien travailler », et les incertitudes que cela provoque, conduisent souvent à un surengagement qui mène jusqu’à l’épuisement. A fortiori dans un contexte de critique sociale accrue, où les enseignants doivent constamment justifier leur action face aux parents, aux élèves et à la hiérarchie.

Les fins de carrière sont particulièrement douloureuses. L’ergonome Dominique Cau-Bareille (« Les difficultés des enseignants en fin de carrière », Management & Avenir, 2014) a montré que plus les enseignants avancent en âge, plus le coût humain du travail augmente ; en dépit de l’expérience acquise. Dès 50 ans, beaucoup perçoivent une élévation de l’astreinte et le sentiment de devoir mobiliser plus de ressources qu’avant pour tenir des exigences qui ne cessent de s’accroître. Certains se sentent niés dans leurs compétences, contraints de mettre en œuvre des réformes qui heurtent leurs valeurs professionnelles (souffrance éthique). Or les dispositifs d’aménagement ont été successivement supprimés : la cessation progressive d’activité (CPA) a été supprimée à l’occasion de la réforme des retraites initiée par Nicolas Sarkozy, les temps partiels sont de plus en plus difficiles à obtenir, les reconversions sont quasi inexistantes.
Résultat, faute de solutions d’allègement du travail en fin de carrière, de nombreux enseignants n’ont d’autre issue que de quitter le métier dès qu’ils le peuvent, quitte à accepter une décote sur leur pension. Ainsi, près de 25 % des professeurs des écoles anticipent leur départ à la retraite pour ne pas hypothéquer leur santé.

Une enquête de l’IREDU (Institut de recherche sur l’éducation – Sociologie et économie de l’éducation ; un laboratoire de recherche public rattaché à l’Université de Bourgogne et au CNRS) auprès de professeurs des écoles démissionnaires fait, elle, apparaître des constantes :

→ Une obligation croissante de rendre des comptes : fiches de préparation, reporting, réunions…

→Un travail perçu comme inutile et chronophage : fiches de préparation extrêmement détaillées exigées lors d’inspections ou d’évaluations (alors que les enseignants expérimentés travaillent largement à partir de routines stabilisées) ; projets d’école ou de cycle rédigés selon des formats normés, souvent reconduits d’année en année sans réelle réappropriation collective ; bilans, comptes rendus, tableaux de suivi exigés pour des actions qui ne sont ni évaluées ni poursuivies ; alimentation de plateformes institutionnelles (LSU, ONDE, Pronote, ENT, enquêtes ministérielles) avec des données déjà produites ailleurs ; saisies répétées des mêmes informations sous des formats différents ; réponses à des enquêtes ou audits sans retour vers les équipes ; réunions descendantes d’information, où les décisions sont déjà prises ; conseils, comités, groupes de travail sans marges de manœuvre effectives ; réunions de coordination ou de pilotage qui s’ajoutent au travail sans en transformer l’organisation…

→ Une solitude face aux difficultés de gestion de classe. Pour les débutants, les conditions d’exercice sont particulièrement rudes : postes fractionnés sur plusieurs écoles, emplois du temps morcelés, directions imposées par défaut. Les formateurs et conseillers pédagogiques leur semblent trop éloignés des réalités vécues ; beaucoup se sentent désarmés et livrés à eux-mêmes (Sandrine Garcia et al., Enseignants : de la vocation au désenchantement, 2023).


La crise du recrutement traduit bien cette désaffection en données brutes : 4000 postes étaient restés vacants à la rentrée 2022. En 2024, c’est encore 3 200 postes qui n’avaient pas été pourvus, dont 976 dans le premier degré. Et en 2025, sur les 27 713 postes proposés aux concours du public et du privé sous contrat, 2 610 n’ont pas été pourvus (9,4 %). Cette baisse apparente par rapport aux chiffres de 2024 et de 2022 ne doit pas tromper : elle masque en effet un artifice comptable, le ministère ayant réduit le nombre de postes proposés dans les académies et dans les disciplines les moins attractives.

À ce compte-là, le « job dating » (ces entretiens express pour recruter des contractuels formés en quatre jours avant d’être « lâchés dans l’arène de la classe ») est devenu la norme dans certaines académies. Ce n’est pas seulement un risque pour la qualité de l’enseignement, c’est aussi, comme le souligne l’ergonome Dominique Cau-Bareille, un affront fait aux enseignants expérimentés qui se sentent souvent « niés dans leurs compétences » (un personnel déjà affecté par l’obligation de mettre en œuvre des réformes qui heurtent leurs valeurs professionnelles). Et concernant la mission de l’École, c’est évidemment un fiasco : s’agissant des contractuels, la FSU et la CGT signalent que les démissions au bout de quelques semaines ne sont pas rares. Leur condition précaire (contrats d’un an soumis au bon vouloir des chefs d’établissement) les empêche souvent de revendiquer leurs droits. Ainsi :

- Le nombre de candidats au CAPES a, lui, chuté de 75 % entre 2001 et 2023, passant de 44 265 à 11 269 présents aux épreuves.
- Les démissions ont été multipliées par huit en quinze ans : 2 859 enseignants ont quitté volontairement la profession en 2023-2024, contre 364 en 2008-2009.
- Les lettres de démission, analysées par les chercheurs, dessinent un tableau accablant : « Je veux retrouver ma vie, avoir du temps pour moi et les miens », « je refuse de participer à cette mascarade plus longtemps », « je ne me reconnais plus dans ce métier que j’ai tant aimé ».

Un cercle vicieux s’est enclenché : les conditions dégradées provoquent la désaffection, qui aggrave la pénurie, qui conduit à recruter au rabais, ce qui dégrade encore les conditions.

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