« Mais j’ai appris que l’intelligence seule ne signifie pas grand-chose. Ici, dans cette Université, l’intelligence, l’instruction, le savoir sont tous devenus de grandes idoles. Mais je sais maintenant qu’il y a un détail que vous avez négligé : l’intelligence et l’instruction qui ne sont pas tempérées par une chaleur humaine ne valent pas cher. [...] L’intelligence est l’un des plus grands dons humains. Mais trop souvent, la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour. [...] l’intelligence sans la capacité de donner et de recevoir une affection mène à l’écroulement mental et moral, à la névrose, et peut-être même à la psychose. Et je dis que l’esprit qui n’a d’autre fin qu’un intérêt et une absorption égoïstes en lui-même, à l’exclusion de toute relation humaine, ne peut aboutir qu’à la violence et à la douleur. » - Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon, 2001
Le désir de « transcender » la condition humaine n’est pas nouveau. De l’Épopée de Gilgamesh (l’histoire du roi d’Uruk, bouleversé par la mort de son ami Enkidu, parti en quête d’une immortalité qu’il finit par perdre, n’ayant d’autre choix que d’accepter sa condition de mortel) aux mythes de la fontaine de Jouvence, des promesses alchimiques de la pierre philosophale aux rêves d’immortalité des religions, l’humanité n’a cessé de rêver d’échapper à sa finitude. Mais le transhumanisme contemporain marque une rupture décisive : il fait de la technoscience le moyen privilégié de cette transcendance. Plus encore, dans sa version la plus poussée, il ne vise pas seulement à améliorer l’humain mais à le dépasser : c’est le posthumanisme.
Généalogie et fondements d’une utopie
Le terme « transhumanisme » apparaît pour la première fois sous la plume de Jean Coutrot en 1937, mais c’est le biologiste britannique Julian Huxley (le frère d’Aldous, l’auteur du Meilleur des mondes) qui le popularise en 1957 : « un homme qui reste un homme, mais se transcende lui-même en déployant de nouveaux possibles de et pour sa nature humaine » (« Transhumanism », New Bottles for New Wine, 1957). Significativement, Huxley était aussi l’un des signataires du Manifeste des généticiens de 1939, qui prônait un eugénisme « de gauche ».
« Les objectifs génétiques les plus importants, d’un point de vue social, sont l’amélioration des caractéristiques génétiques qui favorisent (a) la santé, (b) ce complexe appelé intelligence et (c) ces qualités de tempérament qui favorisent la solidarité et le comportement social plutôt que celles (aujourd’hui les plus estimées par beaucoup) qui font le "succès" personnel, tel qu’on l’entend habituellement. » - Manifeste des généticiens de 1939
De cette ambition collective (si contestable qu’elle fût dans ses moyens), le transhumanisme contemporain n’a gardé que l’obsession de l’amélioration. La solidarité a disparu du programme. Le transhumanisme tel que nous le connaissons prend en effet forme dans la Californie des années 1980-1990, à la confluence de la contre-culture technophile héritée des hackers, du libertarianisme anti-étatique de l’ère Reagan et des premiers succès de l’industrie informatique. Ses pionniers ne laissent aucun doute sur les visées de cette nouvelle utopie : FM-2030 (né Fereidoun Esfandiary), futurologue irano-américain, se rebaptise lui-même en référence à l’année où il espérait que l’immortalité serait accessible. Il meurt en 2000 et son corps est cryogénisé par Alcor, dans l’espoir d’une résurrection future. Max More fonde l’Extropy Institute en 1991, première organisation transhumaniste structurée, et rédige les Principles of Extropy qui posent les fondements du mouvement : progrès perpétuel, auto-transformation, optimisme technologique. En 1998, Nick Bostrom et David Pearce fondent la World Transhumanist Association, renommée Humanity+ en 2008.
« Nous soutenons la liberté morphologique — le droit de modifier et d’améliorer son corps, sa cognition et ses émotions. Cette liberté inclut le droit d’utiliser ou non des techniques et technologies pour prolonger la vie, préserver le soi par la cryogénisation, le téléchargement de l’esprit, et d’autres moyens, et de choisir d’autres modifications et améliorations. » - Transhumanist Declaration (document fondateur de la WTA), article 8, 2008
Nulle trace, désormais, d’un projet de société : il ne s’agit plus d’améliorer l’humanité mais de permettre à chaque individu de s’augmenter lui-même. Le « nous » des généticiens de 1939 a cédé la place au « je » souverain du libertarianisme californien. James Hughes (ancien secrétaire de la WTA) souligne qu’il y a eu une lutte politique interne au sein du mouvement, et qu’autour de 2009, la gauche a été poussée hors du conseil d’administration de la WTA, tandis que les libertariens et les Singularitariens, avec l’aide de Peter Thiel, ont assuré une hégémonie dans la communauté transhumaniste.
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