Adieu à notre ami, Jean-Philippe Immarigeon

Quarante jours après sa disparition, nous rendons hommage à Jean-Philippe Immarigeon, avocat, historien militaire, stratège et homme de conviction. Ami loyal, esprit vif et profondément français, il laisse à ceux qui l’ont connu le souvenir d’un cœur droit et d’une intelligence lumineuse.

Adieu à notre ami, Jean-Philippe Immarigeon

Il y a quarante jours, notre ami, compagnon et camarade Jean-Philippe Immarigeon s’est éteint, emporté par une longue maladie.
Il nous manque à tous.

Le vendredi 31 octobre, sa famille, ses amis et ses compagnons de route l’ont accompagné dans son dernier voyage, lors d’une cérémonie religieuse célébrée en l’église Saint-Pierre de Montmartre. Ce fut un moment d’émotion et de recueillement, où plusieurs oraisons funèbres lui rendirent hommage avec justesse et affection. Nous avons souhaité les partager ici, en sa mémoire.

Jean-Philippe était un être rare. Un ami vrai — franc, loyal, droit. Il pouvait être têtu, passionné, entier, mais même au cœur d’un désaccord, il demeurait fidèle. Toujours prêt à répondre à l’appel d’un ami : pour aider, conseiller, relire, expliquer ou simplement écouter.

Je sais que beaucoup de ceux qui l’aimaient n’ont pu être présents ce vendredi, retenus par des obligations impérieuses. Ils étaient pourtant de cœur avec nous. J’ai une pensée particulière pour Charlotte Girard, que Jean-Philippe appelait affectueusement Milady, et qui me le présenta un jour, sur le quai du métro École Militaire, il y a plus de quinze ans. Depuis, une amitié sincère nous liait — parfois traversée de brouilles érudites sur des sujets historiques, bien dérisoires au regard de son indéfectible amitié et de sa constante bienveillance.

Avocat de talent, il était aussi un fin connaisseur des États-Unis et des questions militaires. Pendant des années, il a tenu une chronique dans la Revue Défense Nationale, puis plus récemment dans La Vigie, la lettre d’analyse stratégique dirigée par Jean Dufourcq et Olivier Kempf.

Jean-Philippe Immarigeon incarnait profondément l’esprit français dans ce qu’il a de plus noble : la culture, la verve, le courage, la liberté d’esprit. Un bretteur, un cadet de Gascogne, à la plume vive et au cœur fidèle.

Nous publions ici les belles oraisons de ses proches amis — Véronique Truong, John R. MacArthur, John Christopher Barry et Olivier Kempf — en hommage à celui qui fut, pour tant d’entre nous, un frère d’armes et d’esprit.


Oraison funèbre de Véronique Truong

Tu m’avais dit deux jours avant de filer à l’anglaise « quand le dossier sera terminé on ira chercher un chien ». Tu m’avais promis je t’avais demandé  c’est vrai, et  tu m’avais dit promis.

Voilà comment les catastrophes arrivent quand le ciel est bleu comme un automne qui traine des pieds, un hiver qui redouterait d’arriver, quand on a un projet comme celui là ramener un chien de quelque part  avec qui on pourrait reprendre nos ballades, et des idées de voyages et qu’on ne se rend pas compte de ce qui se trame dans l’air transparent . La veille je t’ai eu au téléphone et j’étais à deux doigts de rater l’audience avec cette conversation d’une heure 34, avant de raccrocher je t’ai dit il faut que je sois à l’heure c’est important vraiment il faut que je parte je vais encore rater l’audience. Et je ne sais pas pourquoi je t’ai dit dans le manuel du savoir mourir il y a cette phrase :  « la mort est un rendez vous avec soi même il faut être exact une fois. »

A ce moment il faisait encore beau, et dans ma boite mail il y avait ce mail que tu m’avais envoyé et qui portait ce titre dans la rubrique objet : tu avais écrit :

« Avant c'était quoi, et si c'était rien, ce sera quoi, après...? » 22 septembre 2025

Comment comprendre cette citation de Rousseau qui termine ton mail « un état qui n'existe plus, qui n'a peut être point existé, qui probablement n'existera jamais » 

Vraiment un sale coup ce 2 octobre. Tu nous as abandonnés.

Tu étais un peu comme moi enfin je crois, en tout cas en ce qui concerne les gens et le métier d’avocat.

Dès qu’une idée te plaisait il fallait la creuser c’était un super gros boulot à chaque fois  sur des sujets inconnus autour de la guerre de toutes les guerres, autour de l’aveuglement, de l’Amérique aussi. il y a cette citation du docteur Mabuse que je n’ai jamais pu placer. Il n’y a que toi qui aurait pu la dire  a propos de l’empire du crime « Herrschaft des Verbreschen. »

On a lu beaucoup lu aussi il y a encore sur ma table l’article de Dominique Ebbe «  Conrad le compagnon secret de Said»  que tu m’avais donné, que n’ai lu qu’hier  tellement j’ai peur d’avoir ce reflexe de me dire il faut que j’en parle à Jean Phi.

Ce texte curieusement,  parle encore de toi et de nous de ce gout de débattre, tu nous engueulais  mais c’était  comme si tu t’adressais à nous comme  à un autre toi-même, c’était la dispute dans son sens le plus élevé.

En partant c’est comme si tu nous avais retiré une partie de notre capacité à penser le monde. Notre capacité à faire des blagues aussi.

Nous ne plaiderons plus cote à cote l’un pour l’autre ou inversement comme on le faisait avec nos numéros tellement rodés. Je me souviens de cette audience ou tu as envahi tout l’espace de ta férocité

Ce que je comprends aujourd’hui c’est que sous tes airs de flâneur ta désinvolture, tu étais farouchement attaché à une chose la liberté d’écrire de penser, ta peur de te corrompre dans les contingences.

Odeur du temps brin de bruyère,
Et souviens-toi que je t’attends

Oraison funèbre de John MacArthur

J’ai rencontré Jean-Philippe en 2008, en duplex sur une émission de radio française.  J’étais à New York et ça nous a pris un bout de temps avant de se rencontrer en personne à Paris.  Je ne sais pas exactement ce que j’ai tout de suite remarqué dans sa voix, mais c’était quelque chose d’amicale et optimiste sans quoi que ce soit comme cynisme. La voix d’un ami instinctivement sur la même longueur d’ondes. 

Après plus de 1500 mails et des centaines de milliers de mots exprimés à haute voix, je suis certain d’une chose :  il y avait chez Jean-Philippe un manque de rancune rare chez les intellectuels de ma connaissance. Ironie et humour, bien sûr, ambition évidemment, mais pas le genre de colère qui ronge le talent et l’énergie et qui peut détruire les amitiés.   Un manque d’envie ou de jalousie dans un milieu qui se spécialise en rivalité et condescendance. En fait c’est moi qui l’enviais pour sa grande connaissance de l’histoire et de la littérature. C’est moi qui l’admirer parce qu’il se mettait toujours sur pied égale, allié dans la curiosité et la belle conversation et non pas la compétition inutile.  Une véritable aide mutuelle et fraternelle.

J’ai appris énormément de Jean-Philippe (comment, par exemple, résoudre la guerre en Ukraine), et j’aimais parler avec lui de tout et de rien.  Mais ce que je préférais – moi qui aime bien parler et même gueuler – c’était de le lire et de l’écouter.  Mieux vaut que je lise ses paroles que d’essayer de le paraphraser.  En France on parle de la plume, du bon français bien travaillé.   En Amérique on cherche toujours la voix d’un écrivain. Et quand je cite Jean- Philippe, j’entends sa voix distincte, et cela me fait pleurer ma perte.

La première citation vient d’un mail envoyé au tout début de notre connaissance, alors qu’on se vouvoyez, daté le premier octobre 2008 – un mail drôlement optimiste :

(1er octobre 2008)
Bonjour Rick,

On vit une époque formidable. Tous les repères explosent, et la campagne électorale aux Etats-Unis va peut-être permettre de faire sauter un certain nombre de verrous et de blocages psychologiques. La campagne, pas l'élection qui verra tout le monde rentrer dans le rang, quelque soit le nouveau président.

 J'ai mis sur mon blog un billet d'humeur qui va vous plaire, j'en suis certain :http://americanparano.blog.fr/2008/10/01/spirit-of-4807003

 Et là, son dernier mail, daté le premier octobre 2025 (je crois à la synchronicité), qui mérite d’être lu dans son intégralité, car on entend vraiment sa voix, et en détail.

Salut,

Si, d'ici un mois ou deux, les Etats-Unis sont bloqués sur le budget alors que la France retourne à l'arbitrage des électeurs sur la même question budgétaire, il sera sans doute opportun de republier mon ancien article "Dissolve Congress" [publié dans Harper’s  Magazine en 2014] sur les vertus et les avantages du régime parlementaire.

Par ailleurs, sur le discours de votre Secrétaire à la défense, c'est vrai que les soldats américains sont trop gros pour tenir une journée entière de combat, a fortiori pour courir ou même pour grimper correctement dans les hélicos, ça se voit sur les photos. 

Et ce n'est pas récent.

Quand j'ai commencé à travailler en Asie, j'étais en binôme avec un Français qui, comme moi, venait de finir sa période militaire sauf que moi j'étais au SGDN aux Invalides à Paris plutôt que de faire la formation officier, alors que lui avait fait son année comme lieutenant de cavalerie (képi bleu ciel, le plus chic) d'une section blindée (trois chars et cinq véhicules légers non blindés, le format qui intrigue le Pentagone) de 30 appelés composée en majorité de Kanaks de Nlle Calédonie - il avait d'ailleurs deux sous-officiers de métier kanaks rien que pour les tenir, ils sont tout de même un peu bruts de décoffrage dans cette colonie prochainement indépendante.

Un jour de manœuvre au camp de Canjuers, au-dessus de Toulon, ils ont fait une marche tactique en plein été avec une section de Marines du USS Nimitz qui relâchait dans la base. Les Français, quasiment tous appelés, ont tous fini la marche : pas un Marine, élite des armées américaines et soldat professionnels, ne l'a terminé, même pas leur encadrement, et il a fallu que les Français aillent les chercher le soir un par un sur la piste. C'était il y a quarante ans.

Bise.
JPhi

Oraison funèbre de John Christopher Barry

Un des derniers articles de Jean-Philippe s'intitule "Le monde remis à l'endroit".
Un titre qui renvoie, en inversé, à cette expression, The World turned upside
down, qui fut revendiquée par les mouvements dissidents libertaire et égalitaire
de la révolution anglaise sous Cromwell, et qui étaient prêts à « mettre le monde
à l’envers ».
Comme j'aimerais remettre le monde à l'envers et retourner la flèche du temps,
et pouvoir poursuivre notre conversation entre amis...
Dans la tradition grecque, l’amitié reliait les citoyens libres. Pour Hannah
Arendt, qui admirait les Grecs, l’amitié n’est pas une simple affection privée —
elle a une dimension politique au sens large du terme. Entre amis, on parle du
monde.

« La conversation - contrairement à la discussion intime dans laquelle les
individus parlent d'eux-mêmes - même si elle est imprégnée du plaisir de la
présence de l'ami, concerne le monde que l'on a en commun. »
L'amitié avec Jean-Philippe offrait une sorte de « petit monde commun » basé
sur la confiance, la solidarité et la capacité de penser avec l'autre et soi-même.
Cela donnait du courage. Une façon de partager le monde plutôt que de s’y
fondre totalement, pour affronter notre société post-libérale avec son lot de
censure, d'ostracisme des voix dissidentes qui fait disparaître petit à petit les
espaces où l’on peut encore parler librement du monde.

Cette politique d’intimidation rappelle Aristote qui déclinait déjà les moyens
qu’un État tyrannique devait employer :
« Prévenir tout ce qui donne ordinairement courage et confiance en soi. […]
Bien connaître les moindres déplacements des citoyens, et les forcer en quelque
façon à ne jamais franchir les portes de la cité, pour toujours être au courant de
ce qu’ils font, et les accoutumer par ce continuel esclavage à la bassesse et à la
timidité d'âme : tels sont les moyens tyranniques qui tendent tous au même but :
[…] l’affaiblissement et l’appauvrissement des sujets
».

Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu, disait
Brecht. Jean-Philippe n'a pas manqué à l'appel.

J'ai perdu un camarade de combat.

Son intégrité, sa générosité envers ses amis fut sans fin. Il nous manque. Il me
manque.

Comme dit le poète de À cor et à cri :

Note acquittée,
bagages bouclés pour l'éternel retour,
on se sent pernicieusement désœuvré,
porte ouverte
par où un vent coupant s'engouffre.
Sur la langue,
goût écœurant de l'adieu
et non plus sel de l'à bientôt.


Oraison funèbre d'Olivier Kempf

Le Cadet nous a quitté brutalement, sans prévenir, sans rien préparer. Derrière ce pseudonyme se cachait (à peine) maître Jean-Philippe Immarigeon qui publiait également sous son vrai nom, à La Vigie ou dans d’autres revues. De son métier d’avocat, il avait le goût de la formule et la méticulosité : nous attendions toujours son troisième repentir avant de publier ses textes car il les amendait sans cesse, ciselant autant qu’il pouvait les mots et les phrases ; car un polémiste doit écrire court, qualité si rare et exigeante qu’il maîtrisait à la perfection.

D’une culture prodigieuse et d’une gaîté sans frein, il demeurait un solitaire épris de liberté, se détachant des choses, parcourant une sorte de vie de bohême sans s’exclure de la société. Frayant dans les cercles les plus divers, il y était partout apprécié et les rares fâcheries ne duraient jamais longtemps, tant il était drôle. Comme souvent, cela cachait une profonde angoisse devant une civilisation qui part en lambeaux et des libertés publiques qui s’évanouissent.

Le Cadet avait débuté sa carrière à la Revue Défense Nationale. En juin 2018, les circonstances nous permirent de l’accueillir, comme nous le présentions dans son numéro 50 : « Durant cinq ans, chaque mois de 2011 à 2016 (lien), le Cadet fut une sentinelle perspicace dont les billets accompagnèrent la Revue Défense Nationale. Il monte aujourd’hui à l’échelle pour scruter du haut de La Vigie un horizon incertain. Il a du style et de l’impertinence même s’il n’est pas Gascon. Il reviendra pétiller tous les mois. Merci à lui ».

https://www.lettrevigie.com/50-numeros-du-cadet/

Nous avions édité en 2024 un recueil de ses cinquante numéros où nous évoquions ses « billets d’humeur (de mauvaise humeur, convenons-en) pleins d’esprit - de mauvais esprit, convenons-en également) ».

Il connaissait parfaitement l’Amérique dont il se plaisait à démonter les défauts existentiels ; il se moquait allégrement de nos élites européennes et françaises, suiveuses et sans imagination, incapables de pensée stratégique ; il pointait tel ou tel précédent historique pour mettre en relief l’impéritie de la conduite publique ; il soutenait depuis longtemps la reconnaissance de la Palestine, au nom du droit et de la décence ; ses connaissances en histoire militaire lui permettaient de montrer bien des inconséquences aussi bien sur le plan opérationnel que capacitaire. Il nous étonnait toujours même si parfois il fallait le retenir, même - et surtout - quand c’était drôle. Nous riions beaucoup devant cette plume qui portait haut le drapeau de l’esprit français, celui qui aime se moquer pourvu que ce soit fin et élégant.

Un ami nous quitte en même temps qu’un polémiste, cette race devenue si rare aujourd’hui où l’on ne sait que mentir, insulter ou rabaisser. Il élevait ses cibles en leur donnant l’honneur de son épée, une simple plume affutée mais si aiguisée. Chaque époque a besoin d’une pertinente impertinence. Son départ nous laisse cruellement démuni.

Adieu l’ami. Ta dernière blague n’était pas drôle.

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